Le 19 octobre 2020 par Jean Lacroix
Franz Schubert (1797-1828) : Trios avec piano n° 1 op. 99 D 898 et n° 2 op. 100 D 929 ; Trio D 28 (Mouvement de sonate) ; Notturno D 897. Noah Bendix-Balgley, violon ; Peter Wiley, violoncelle ; Robert Levin, piano. 2016.
Livret en anglais et en français. 118.25. Un album de deux CD Le Palais des Dégustateurs PDD021.
Robert Levin n’en est pas à son coup d’essai pour l’élégant label Le Palais des Dégustateurs. Il a enregistré des pages pour violon et piano de Mozart avec Gérard Poulet et les Trios KV 442 et 496 du même Mozart avec Hilary Hahn et Alain Meunier. En mars dernier, nous avons présenté son album des Six Partitas de Bach BWV 825-830, salué par un Joker absolu. Cette fois, ce sont les Trios avec piano de Schubert qui font l’objet d’un nouvel album, enregistré en décembre 2016 au Couvent des Jacobins de Beaune. Aux côtés de Robert Levin (°1947), on trouve Noah Bendix-Balgley (°1984), finaliste du Concours Reine Elisabeth en 2009. Actuel premier violon solo de l’Orchestre Philharmonique de Berlin, il a été aussi premier violon de l’Orchestre Symphonique de Pittsburgh de 2011 à 2014. Le troisième partenaire est Peter Wiley (°1955), membre du Beaux-Arts Trio avec lequel il a donné plus de mille concerts, puis du Quatuor Guarneri avant de fonder le groupe Opus One Piano Quartet. Réuni pour la première fois à l’occasion des concerts autour de la présente gravure, le trio américain livre de ces pages de Schubert des interprétations séduisantes, dans un vrai climat de complicité.
On lira avec intérêt la notice de Pierre Carrive, collaborateur de Crescendo, qui met bien en évidence les particularités des partitions et leur richesse, ainsi qu’une réflexion sur la dimension d’envergure des chefs-d’œuvre des dernières années de Schubert. Le Trio n° 1, qui connut une audition privée au début de 1828, mais ne fut plus joué du vivant de Schubert, révèle un lyrisme à la fois délicat et poignant, que les solistes traduisent dans l’Allegro moderato initial par un mélange d’énergie et de tendresse. Ce dernier sentiment, que l’on pourrait appeler aussi ferveur, trouve dans l’Andante un poco mosso une infinie dimension rêveuse qui nous enchante : l’attention que chaque membre du trio apporte à ses partenaires est presque palpable. C’est incroyablement touchant. Le Scherzo : Allegro est dansant à souhait avant que le Rondo : Allegro vivace, en perpétuel renouvellement d’inventivité, ne vienne donner la possibilité aux solistes, dans une spontanéité jaillissante, de souligner une joie qui rappelle les senteurs de la forêt viennoise, mais au cœur de laquelle pointe de temps à autre un élément déstabilisant qui pourrait bien être celui de la prise de conscience d’un destin tragique proche. Voilà une magnifique version qui associe la fraîcheur de l’existence aux climats intérieurs qu’elle développe en nous entraînant vers les replis de l’âme.
Le Trio n°2 est un sommet absolu de l’œuvre schubertien. Il est à la fois dramatique, d’une remarquable inventivité, avec des moments secrets au cours desquels l’angoisse de la mort et le pessimisme apparaissent avec force. On notera, dans l’interprétation qui nous est ici offerte, l’éloquence du piano, la clarté des cordes et leur volonté permanente de cohérence. Le sublime Andante est fascinant d’un bout à l’autre, dans un contexte de sonorité chaleureuse qui concentre la tension, et le Scherzo offre ses formes épurées. Dans le livret, Robert Levin émet quelques observations autour de cet opus 100 et de son final qu’il présente comme « une aventure audacieuse », précisant que « jamais Schubert n’a osé une vision dramatique de cette dimension, pas même dans sa grande symphonie en ut majeur. » L’enregistrement propose de ce final la version originale, retrouvée en 1975 -sans les coupures effectuées par Schubert sur le conseil d’amis qui considéraient que l’architecture trop vaste pourrait être un obstacle au succès de l’œuvre- mais aussi la version réduite, laissant au mélomane le soin de se faire son choix préférentiel devant un dilemme que nous nous garderons bien de résoudre. Les deux options sont en tout cas jouées avec le même souci sensible et la même sûreté stylistique.
Le programme est complété par le Mouvement de Sonate D28, un Allegro en si bémol majeur, une œuvre de jeunesse qui date de 1812. Il bénéficie d’une lecture claire. Les traits spécifiques, comme l’insistance des notes répétées, sont servi par les trois solistes avec une légèreté diaphane. On trouve encore le Notturno en mi bémol majeur D 897, un mouvement de trio de 1827/28 au cours duquel dominent méditation et sérénité. Les cordes forment corps face au piano, riche en ornements. On se laisse prendre à ce chatoyant jeu ludique. A noter que ces deux partitions sont associées au Trio n°1 sur le premier des deux CD de l’album, lui assurant une cohérence d’inspiration bienvenue.
La discographie des Trios avec piano est riche et déjà dans les années 1980, le Beaux-Arts Trio les avait magnifiés. Mais peut-on oublier les évidences de maints solistes du passé : Cortot/Thibaud/Casals, Serkin et les frères Busch, Rubinstein/Szeryng/Fournier ? Ou plus près de nous, Ashkenazy/Zukerman/Harrell ? Ou encore Braley et les frères Capuçon ? Mais abondance de biens ne nuit pas : ce nouvel enregistrement du label Le Palais des Dégustateurs, dont on savourera la finesse et le moelleux de la prise de son claire et équilibrée, vient se positionner parmi les interprétations modernes les plus éloquentes de ces chefs-d’œuvre.
Son : 10 Livret : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix