Association Albéric Magnard : Alain Meunier et Anne le Bozec, sonate de Magnard

ANNE LE BOZEC ET ALAIN MEUNIER ILLUMINENT L’AMITIÉ ENTRE MAGNARD ET ROPARTZ
Après la Sonate pour violon et piano en 2013, puis le Quatuor à cordes en 2019, le label discographique Le Palais des Dégustateurs poursuit, avec toujours ce souci de l’excellence, ce qui avait fait l’une des raisons de sa création par Eric Rouyer, passionné d’Albéric Magnard : l’enregistrement de la musique de chambre de ce compositeur.
C’est donc au tour de sa Sonate pour violoncelle et piano. Elle n’est pas, au disque, si confidentielle que cela, puisque c’est la douzième version disponible (dont une, déjà, par Alain Meunier, qui devient ainsi le deuxième instrumentiste à réenregistrer une œuvre de Magnard – l’autre étant le pianiste Laurent Wagschal également pour cette Sonate avec violoncelle, qui, décidément, suscite des envies fortes). Le précédent enregistrement de cette Sonate datant de 2014, il était en effet temps de remettre cette œuvre dans l’actualité.
Bien entendu, cela n’avait de sens qu’avec un projet de très haut niveau. Anne Le Bozec et Alain Meunier avaient déjà, pour ce même label, gravé un superbe album consacré à Gabriel Fauré, Charles Kœchlin et Florent Schmitt. Nous restons donc dans cet âge d’or de la musique française, au début du XXe siècle, avec celui-ci. Étonnamment, c’est la première fois que, pour un enregistrement de cette Sonate, Albéric Magnard est en compagnie de son grand ami Guy Ropartz. Très belle idée que d’avoir ainsi, en plus de l’intérêt musical, célébré l’une des plus fortes et durables amitiés entre deux compositeurs de toute l’histoire de la musique.
 
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En 2011, pour les Editions Hortus, Alain Meunier avait donc déjà enregistré cette Sonate, en compagnie du pianiste Philippe Guilhon-Herbert, lequel complétait le CD avec l’intégrale, pleine de tact et de retenue, de l’œuvre pour piano de Magnard. Notre violoncelliste faisait preuve d’une fougueuse inventivité, usant d’une grande variété de modes de jeux, qui se remarquait d’autant plus que le pianiste se montrait plus pondéré, comme s’il cherchait à éviter de prendre le dessus sur son partenaire. Le CD avait été réédité en 2014, comme premier volume de la formidable collection « Les Musiciens et la Grande Guerre ». Il avait alors été sous-titré « Une mort mythique », le compositeur devant malheureusement une grande partie de sa célébrité à sa mort au tout début de ce qui allait devenir la Première Guerre mondiale.
Qui sait, sans cette mort prématurée, quels autres chefs-d’œuvre il nous aurait donnés ? Notamment dans le domaine qui lui était si cher de la musique de chambre. Cette Sonate pour violoncelle et piano, qui date de 1910, est sa dernière de ce genre (et son avant-dernière tout court, si l’on excepte celle qui a disparu dans l’incendie fatal). On sent en effet qu’un nouveau chemin s’était ouvert pour Magnard, avec cet ouvrage ramassé, concentré, d’une liberté étonnante, aux contrastes accusés, qui malgré tout conserve son unité grâce, notamment, à un travail complexe sur les intervalles. Plus encore que d’autres de ce compositeur, ce n’est pas une œuvre qui se livre immédiatement. Il faut y revenir et y revenir encore pour en apprécier l’âpre et austère beauté.
C’est peut-être en partie pour cette raison qu’Alain Meunier y est revenu, cette fois en compagnie, donc, d’Anne Le Bozec. Ils sont partenaires de longue date, et leur complicité musicale est une merveille.
Dans le mouvement initial, Sans lenteur, nous sommes frappés de la hauteur de vue : le violoncelle y est souverain, et le piano le suit à ces sommets. Nous sentons les interprètes dirigés par la grande ligne, les phrases dans tout leur développement, sans chercher l’effet. Voilà qui rappelle ce que Magnard avait écrit, précisément à son ami Ropartz, dont il venait d’entendre la Première Symphonie en 1895 : « La musique est originale, nerveuse, puissante comme elle l’est presque toujours avec vous ; mais il faut vous corriger d’un défaut qui m’a frappé dans Pêcheur d’Islande, et dans le quatuor ; vous faites trop long et n’avez pas le courage d’émonder vos œuvres ; elles y gagneraient beaucoup. L’abondance et la longueur de vos développements nuisent à la carrure et à la clarté de l’ensemble. Il faut savoir sacrifier même de jolies choses et, le jour où vous serez de cet avis, vous ferez de très belles partitions. » Aller à l’essentiel, en quelque sorte.
Dans le court Sans faiblir, qui fait office de scherzo, les interprètes ne font pas dans la surenchère rythmique, et semblent privilégier la poésie à la nervosité. Il en résulte un moment plus gracieux que grinçant, et l’arrivée sur le Funèbre, qui s’enchaîne, n’en est que plus impressionnante, avec ses pizz venus d’ailleurs, et tout ce début tellement étrange. Et quand le chant reprend le dessus, les interprètes nous emmènent tout en haut, Alain Meunier avec son cantabile tellement naturel, et Anne Le Bozec sa science d’épouser la ligne narrative. Du très grand art.
Le finale, Rondement, frappe par son énergie maîtrisée. Malgré la complexité de l’écriture, tout est parfaitement clair, tant la maîtrise instrumentale d’une part, et l’écoute mutuelle d’autre part, sont poussées loin. De sorte que, là encore, c’est toujours l’expression qui est privilégiée.
C’est l’occasion de dire quelques mots des instruments utilisés, car ils participent de beaucoup à cette transparence. Tout d’abord, un délicat piano Pleyel de 1917, amoureusement préparé par Gérard Fauvin. Une splendeur. Quant au violoncelle, il s’agit d’un instrument tout récent, puisque fabriqué en 2011, à Angers, par Patrick Robin. Lui aussi d’une belle pureté d’émission, leurs sonorités se marient idéalement malgré leur siècle d’écart.
Bien entendu, cette interprétation tellement aboutie de ce chef-d’œuvre ne serait pas aussi convaincante sans l’exceptionnelle prise de son d’Alain Gandolfi. Spécialiste des acoustiques improbables, il maîtrise comme personne, pour l’avoir beaucoup pratiquée, celle du Couvent des Jacobins de Beaune (Maison Louis Jadot), qu’il sait accorder à cette vision de l’interprétation sans artifice, et qui ne se soucie que de rendre ce que la musique a de plus personnel.
Et puis il faut citer le directeur artistique, Didier Henry, dont on voit souvent le nom comme chanteur, notamment dans le répertoire de la mélodie française, domaine qui a beaucoup compté pour Magnard et pour Ropartz. C’est un rôle de l’ombre, un peu mystérieux, qui consiste essentiellement à pousser les interprètes au meilleur, pendant l’enregistrement bien sûr, mais aussi après, au moment du choix des prises. Tout semble indiquer qu’ici Didier Henry a admirablement honoré sa tache.
Avant de parler de Ropartz, quelques mots du remarquable livret du CD. Stéphane Friederich commence par y situer les compositeurs dans cette époque si riche pour les arts en général, et la musique française en particulier, mais dans laquelle ni Magnard ni Ropartz ne surent, à la fois par leur attitude peu intéressée, mais aussi par leur indépendance artistique, attirer une reconnaissance à la hauteur de leurs talents de compositeurs. Puis, il analyse les œuvres de façon approfondie mais accessible. C’est passionnant.
Le CD commence par la Deuxième Sonate de Guy Ropartz (1919). Évacuons tout de suite un léger regret : celui de ne pas disposer aussi de la Première (malgré sa longueur, il y aurait eu la place), ces deux Sonates étant peu représentées au disque, malgré leur haute qualité. Et puis, l’on imagine quelles merveilles nous auraient données Anne Le Bozec et Alain Meunier dans la fougueuse et poétique Première Sonate (1904)… Il est vrai qu’avec la seule Seconde, plus condensée, et avec celle de Magnard, nous avons un CD particulièrement dense, à défaut d’être copieux.
Les interprètes illustrent magnifiquement l’indication Ardent du premier mouvement ; ils y sont d’un lyrisme éperdu, sans toutefois dépasser les limites de la pudeur. Et ils expriment toute la douleur du deuxième, Lent et calme, sans céder au larmoyant, avec noblesse, tout en délicatesse. Un immense moment de musique de chambre. Quant à l’Assez animé final, ils en rendent le folklore breton avec délice, peut-être un peu de malice, et en tout cas une bonne humeur et une générosité bienfaisante après les tensions des deux premiers mouvements, nous rappelant que Ropartz a terminé cette Sonate juste après cette terrible Première Guerre mondiale, et qu’il y a sans doute exprimé aussi une certaine joie libératrice, malgré toutes les souffrances des années précédentes.
Au tout début de cette tragédie, Ropartz avait perdu Magnard, son fidèle ami de presque trente ans. Il lui aura survécu plus de quarante ans, œuvrant sans relâche à la propagation de la musique de son ami, la programmant dès qu’il le pouvait à Nancy puis à Strasbourg, où il a dirigé les conservatoires. Sur son lit de mort, ses derniers mots ont été : « N’oubliez pas Magnard. »
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